« On nous avait dit que les Français étaient râleurs. En tout cas, pas dans nos trains. » La nouvelle campagne de publicité de Trenitalia, la compagnie ferroviaire italienne, mise sur l’humour pour inciter les usagers du rail hexagonal à changer leurs habitudes. Depuis fin 2021, le TGV italien baptisé Frecciarossa, « la flèche rouge » en français, se fait remarquer en gare. Il est le premier train à rivaliser avec ceux de la SNCF depuis l’ouverture à la concurrence actée en décembre 2019. C’est tout naturellement sur la ligne Paris-Lyon, l’axe le plus rentable du réseau français que nos voisins transalpins se sont implantés. La ligne a été prolongée jusqu’à Chambéry, Modane, Turin et Milan, et l’opérateur italien se vante d’avoir séduit 2 millions de voyageurs depuis son arrivée sur le marché français il y a plus de deux ans.

Le Frecciarossa assure cinq allers-retours quotidiens entre les deux villes françaises, contre vingt pour le TGV InOui et trois pour le Ouigo de la SNCF. Avec un taux de remplissage oscillant entre les 60 et 65 %, il affiche une belle performance. À l’intérieur, le TGV italien se distingue par ses quatre classes, alors que son rival français n’en compte que deux. La plus chère est la classe Executive, haut de gamme, avec un espace composé de 10 sièges en cuir pivotables, un service de restauration illimité et même des plats préparés par le chef étoilé Carlo Cracco, véritable star en Italie. On trouve aussi une classe business semblable à celle de la SNCF, la Sala meeting, sorte de salle de réunion sur rail de cinq places, et une classe standard avec deux espaces différents, le Silencio pour ceux qui préfèrent voyager dans le calme, et l’Allegro pour les adeptes des discussions enflammées.

Il est moins cher de voyager en Frecciarossa qu’en InOui, qu’on ait pris son billet à l’avance ou au dernier moment

Pour séduire les Français, Trenitalia mise aussi sur la flexibilité. Les billets sont échangeables autant de fois que nécessaire, sans frais, et remboursables jusqu’au départ du train avec une retenue de 20 % du prix du billet, tandis que ceux de la SNCF ne sont plus remboursables sans frais sept jours avant le départ du train. Mais ce qui les différencie, c’est d’abord le prix. La compagnie italienne propose des billets à partir de 23 euros. Quand on compare les prix, on constate qu’il est moins cher de voyager en Frecciarossa qu’en InOui, qu’on ait pris son billet à l’avance ou au dernier moment. En 2022, la plateforme de réservation Kombo estimait ainsi que le TGV italien était 38 % moins cher que son homologue français.

Mais ces tarifs attractifs risquent d’être de courte durée. Ils sont principalement dus aux importantes réductions sur les péages dont Trenitalia a bénéficié à son arrivée dans l’Hexagone. Pour assurer le financement de l’entretien des lignes, toutes les compagnies ferroviaires doivent en effet payer des péages sur les voies qu’elles empruntent. Or les péages français sont parmi les plus chers d’Europe : 9 euros le kilomètre pour un TGV alors qu’il ne coûte que 2,77 euros en Italie.

Trenitalia s’est vu octroyer un rabais sur les péages de 36 % en 2022, de 16 % en 2023 et de 8 % en 2024

Pour inciter les nouveaux opérateurs à venir s’installer en France, ces derniers bénéficient de ristournes. Trenitalia s’est ainsi vu octroyer un rabais de 36 % en 2022, de 16 % en 2023 et de 8 % en 2024. D’ici à la fin de l’année, l’opérateur italien devra payer les péages à taux plein, ce qui provoquera nécessairement une augmentation du prix des billets. Fini la dolce vita !

L’été dernier, un autre concurrent méditerranéen a fait son arrivée sur le rail français, la Renfe, qui bénéficie elle aussi de remises sur les péages. Un carton pour la compagnie espagnole, qui a vendu 100 000 billets le premier mois sur les nouvelles lignes Barcelone-Lyon et Madrid-Marseille. La Renfe a choisi une tout autre stratégie que Trenitalia, en concentrant son offre sur le pourtour méditerranéen. Non seulement ces trajets sont très demandés, mais ils desservent plusieurs villes du sud de la France comme Perpignan, Narbonne, Montpellier, Béziers et Aix-en-Provence.

Même si les appels d’offres sont désormais systématiques dans les régions, la SNCF reste en situation de quasi-monopole

Malgré l’ouverture à la concurrence depuis déjà cinq ans, la SNCF garde tout de même la main sur 90 % de l’offre TGV dans l’Hexagone. Quant aux lignes Intercités et TER, elles n’intéressent pour le moment pas vraiment les concurrents étrangers. « Le développement d’une offre régionale n’est pas notre principale priorité », a indiqué Marco Caposciutti, président de Trenitalia France. Même si les appels d’offres sont désormais systématiques dans les régions, la SNCF reste en situation de quasi-monopole. Depuis décembre, la compagnie française n’aurait perdu que deux contrats. En cause : la vétusté du réseau, peu attrayante pour les opérateurs, mais aussi le système de financement des trains régionaux, bien différent de celui des trains à grande vitesse.

Contrairement aux TGV, les trains régionaux sont subventionnés par l’État. Ces trains ne suivent donc tout simplement pas le même modèle économique. Le TGV n’étant pas un service public, son fonctionnement dépend essentiellement de sa rentabilité, alors que les TER et les Intercités bénéficient de financements de l’État et des régions. Selon les chiffres de l’Autorité de régulation des transports, en 2022, les recettes générées par la vente de billets et d’abonnements représentaient environ 30 % du coût total du service. « En d’autres termes, 70 % du coût du TER est couvert par l’impôt », appuie Patricia Perennes, économiste spécialiste du ferroviaire. Celle-ci a consacré sa thèse à l’ouverture à la concurrence, travaillé pour SNCF Réseau, les collectivités, et est aujourd’hui consultante pour le cabinet Trans-Missions. Selon elle, l’ouverture à la concurrence ne « mènera pas à une révolution sur les lignes régionales ». Les prix des billets de TER, qui ne sont pas soumis à la loi de l’offre et de la demande, resteront fixes. Or ce qui inquiète les personnes réticentes à l’ouverture à la concurrence, c’est justement le risque de fermeture des petites lignes, peu fréquentées et jugées pas assez rentables.

« Si les lignes non rentables devaient fermer, alors on fermerait tous les TER en France »

Pour Patricia Perennes, « ce débat est caricatural. Aucune ligne régionale n’est rentable. Si les lignes non rentables devaient fermer, alors on fermerait tous les TER en France ». La spécialiste prend l’exemple de la Bretagne, où le train s’arrête partout, et dessert les petites villes de la région. « Ça fait baisser la rentabilité. Sans subventions de la région, ils ne le feraient pas. »

Les changements vont donc surtout concerner les trajets longue distance, par TGV. SNCF Voyageurs espère, avec l’ouverture à la concurrence, rendre le train plus attractif comparé aux autres moyens de locomotion comme l’avion ou la voiture, et ainsi participer à la réduction des émissions de carbone. Le nombre de trains est censé progresser, comme chez nos voisins frontaliers. L’entreprise escompte passer de 140 millions de voyageurs grande vitesse en 2019 à 200 millions d’ici à 2030. D’ailleurs, depuis 2022, « les TGV connaissent des taux de fréquentation records », remarque Patricia Perennes. Alors que les Français se plaignent des prix du train, de plus en plus élevés, la question de la tarification reste centrale. « Ce que l’on constate dans les pays européens qui ont ouvert à la concurrence, c’est une baisse de 20 à 30 % des prix », note l’économiste. Cette ouverture semble donc profiter aux voyageurs côté tarifs.

Il faudra changer ses habitudes et basculer sur des comparateurs et revendeurs 

L’incertitude règne en revanche sur l’uniformisation des pratiques entre les différents opérateurs. « Il y a quand même des risques de complexité », souligne la chercheuse. Pour réserver son billet, il faudra changer ses habitudes et basculer sur des comparateurs et revendeurs, comme Trainline, qui référencent toutes les compagnies. Seulement, ces derniers se plaignent de ne pas avoir un accès complet aux données des opérateurs ferroviaires, rendant les conditions de service après-vente complexes en cas de retard ou d’annulation.

Que se passera-t-il s’il y a un problème sur un train ? Si votre train Trenitalia a du retard et vous empêche de monter à l’heure dans l’Intercités SNCF, qui se chargera de la correspondance ? Si vous avez raté votre TGV et que le suivant de la même compagnie est complet, pourrez-vous monter dans un train d’une compagnie concurrente ? Pour le moment, les opérateurs sont incapables de répondre à ces questions. « Il faut que les autorités restent vigilantes », souligne Patricia Perennes, prenant exemple sur la Grande-Bretagne où un fonds collectif a été créé pour que les voyageurs ne soient pas pénalisés en cas de problème. « J’espère que l’on n’aura pas besoin qu’une personne se retrouve à dormir un soir sur un quai de gare et se fasse agresser pour prendre le sujet à bras-le-corps. »

La coordination entre les différents opérateurs s’affinera probablement à mesure que de nouvelles compagnies s’installeront sur le marché. Encore timide, l’ouverture à la concurrence devrait dès 2025 prendre une nouvelle ampleur avec la mise en service de nouvelles liaisons dans le Grand Ouest et sur la Côte d’Azur par deux sociétés françaises, Le Train et Transdev, qui espèrent accélérer le rythme sur les cinq prochaines années. 

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