Le débat sur le prix du train en France est-il récent ?

On pourrait dire qu’il a débuté il y a quarante ans, lorsque la SNCF a choisi de modifier l’historique tarification au kilomètre au profit d’une tarification en fonction de l’offre et de la demande sur les lignes à grande vitesse. Ce nouveau système s’est plutôt banalisé au fil des ans, malgré les critiques, mais le débat a rebondi ces dernières années, quand les prix ont fortement augmenté en raison d’une pénurie de l’offre et d’une hausse de la demande. Le président de la SNCF a lui-même estimé qu’il aurait pu remplir l’an dernier 15 à 20 % de rames en plus. Les excès du yield management – comme s’appelle ce système de tarification – ont en quelque sorte nourri sa contestation. La réalité économique, c’est qu’une entreprise en situation de quasi-monopole sur ses lignes maximise sa rente – à la grande satisfaction du ministère des Finances, qui devrait recevoir d’ici à 2030 dix milliards d’euros de la part de SNCF Voyageurs au titre de ses bénéfices sur la grande vitesse.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Dans les années 2000, la SNCF a acheté trop de rames, avec un objectif politique clair, qui était de sauver Alstom, l’entreprise qui les construisait. Il y a dix ans, la SNCF comptait donc plus de 500 rames de TGV, un chiffre d’autant plus important que la crise de 2008 avait fortement réduit la demande de déplacements longue distance. On a alors décidé de réduire le parc, en faisant le choix de supprimer des rames censées rouler quarante ans, progressivement remplacées, mais en moins grand nombre, par des voitures plus confortables et plus rentables, avec la généralisation des trains à deux étages. Et l’on a fait aussi, à l’époque, ce calcul cynique : réduire l’offre en vue de faire remonter les prix. En conséquence, le nombre de rames est vite descendu sous les 400, au moment même où partout en Europe la demande repartait. La France, elle, a hésité. En 2017, Emmanuel Macron affirmait donner la priorité aux « transports du quotidien » plutôt qu’aux futures lignes TGV, avant que la réforme de la SNCF de 2018 n’occupe les débats. Résultat : en 2019, le réveil est douloureux, la situation est devenue si intenable qu’on a pris la décision de stopper la mise au rebut de 40 rames supplémentaires. Cela a probablement évité une révolte des voyageurs dans les gares françaises, mais pas la pénurie que nous connaissons aujourd’hui – pénurie durable, car Alstom ne peut produire et livrer de nouvelles rames de TGV M qu’à raison d’une par mois à partir de 2025. Même en optimisant les temps de circulation des rames, il n’y aura pas de miracle par rapport à l’ampleur de la demande que les Français expriment sur la longue distance ferroviaire.

Pourquoi une telle hausse de la demande ?

Il y a une tendance dans les grandes métropoles à ne plus posséder de véhicules automobiles, et pas seulement chez les jeunes. Ensuite, le Covid a accéléré certains mouvements de fond en matière de mobilités : le morcellement des congés, avec des départs en longs week-ends plus fréquents, les déménagements vers de nouvelles métropoles, dans le Grand Ouest notamment, les déplacements professionnels plusieurs jours par semaine… À cette demande accrue de mobilité s’ajoute, même si c’est encore marginal, le choix de prendre le train plutôt que l’avion ou la voiture sur les longues distances pour des raisons écologiques. Tout cela se cumule pour nourrir une demande très forte, qui ne se concentre plus seulement sur le week-end, mais sur l’ensemble de la semaine, ce qui traduit un rapport au temps et aux loisirs différent chez nos concitoyens.

Est-ce limité aux lignes à grande vitesse ?

Non, et c’est sans doute le plus surprenant. On retrouve le phénomène dans les trains de nuit intra-hexagonaux par exemple, relancés récemment et qui ont un taux de remplissage très élevé. Beaucoup d’Intercités sont complets, de même que les TER, qui connaissent une fréquentation dans certaines régions de 30 à 40 % supérieure à l’avant-Covid. Cette progression est d’autant plus notable qu’elle part de très bas. L’idée que la France est restée un grand pays ferroviaire est un mythe. Le train ne représente que 10 % de part modale. Les Allemands, eux, sont à environ 20 %. Vu la demande, nous pourrions nous aussi doubler la part du train dans nos déplacements, mais cela impliquerait de dépasser les limites actuelles, liées au nombre de rames, mais aussi aux systèmes d’exploitation, aux infrastructures en gare, aux voies et au personnel… Le TGV a contribué à casser toutes les relations longue distance classiques. Historiquement, il y avait un train qui faisait Quimper-Nice. Aujourd’hui, si vous ne voulez pas succomber au 100 % TGV, c’est Quimper-Paris, Paris-Nice, puis un TER pour aller à Nantes, un Intercités pour Bordeaux, un autre, très irrégulier, pour Marseille, avant de finir par arriver à Nice !

Comment remettre la France ferroviaire à niveau ?

Le réseau est assez peu saturé, hormis sur la ligne Paris-Lyon, on peut donc théoriquement rajouter des trains sans problème, mais en modernisant les systèmes d’exploitation. Le vrai sujet de saturation physique se trouve plutôt dans les gares, où il faudrait accélérer les retournements dans les gares terminus, par exemple. Mais il n’y a pas forcément besoin de nouvelles lignes, hormis sur deux ou trois axes où des projets sont nécessaires, comme l’achèvement du contour méditerranéen entre Montpellier et Perpignan, ou la ligne entre Toulouse et Bordeaux.

La SNCF est-elle suffisamment rentable pour faire baisser le prix des billets ?

Il faut distinguer les lignes conventionnelles et celles à grande vitesse. Sur les lignes conventionnelles types TER, l’usager ne paie qu’un tiers de son billet, le reste étant financé par les régions. La tarification sociale permet de limiter le prix pour les catégories les moins aisées, donc l’enjeu sur ces lignes est moins la baisse des prix que l’augmentation de l’offre. Sur les lignes à grande vitesse, il est difficile de s’exprimer, car la SNCF brandit désormais systématiquement le secret commercial quand on lui demande des comptes. Mais étant donné les bénéfices réalisés, la question de la baisse des prix devient éminemment politique, car la tarification actuelle permet à l’État de réduire sa propre subvention à la modernisation du réseau. Sans l’annoncer clairement, l’État a arbitré pour que ce soit l’usager du TGV qui paie plutôt que le contribuable. Mais ce choix pourrait être remis en cause demain. Ensuite, l’entreprise pourrait amender sa pratique du yield management. Pourquoi ne pas modifier le rapport de 1 à 6 entre un billet plancher et un billet plafond seconde classe (par exemple entre Paris et Bordeaux, de 20 à 120 €) et réduire cette amplitude pour atténuer le sentiment de voir les prix s’envoler, dominant chez les voyageurs ? D’autant plus que la complexité tarifaire, y compris dans la jungle des modalités d’échange-remboursement, nourrit le procès en cherté fait à la SNCF. Si l’on passait de 30 à 90 euros par exemple, on aurait peut-être moins cette impression d’être victime de « racket » dès lors qu’on n’a pas pu réserver ses billets trois mois à l’avance… Et encore : la tension est telle que les prix s’envolent de plus en plus tôt. Le plafonnement par la carte Avantage est là aussi perçu comme trop complexe.

Les prix du train sont-ils plus chers en France que chez nos voisins ?

Il est difficile de généraliser, mais il est vrai que la France a les péages ferroviaires les plus élevés d’Europe. En moyenne, ces péages, qui constituent la redevance dont les opérateurs doivent s’acquitter à SNCF Réseau pour utiliser les voies, représentent au moins 40 % du billet. Les Italiens ont choisi, eux, de diviser par deux le prix des péages pour augmenter la demande, ce qui a provoqué la ruée sur les Rome-Milan, au détriment de l’avion et de la voiture individuelle. La demande d’une réduction du montant des péages monte en France, mais Bercy freine des quatre fers. En Allemagne, c’est encore autre chose, puisque le pays a réussi à conserver un réseau classique très important à côté de son réseau grande vitesse. Si vous ratez votre train ICE à grande vitesse, vous pourrez en prendre un autre, dit classique, dans l’heure, lequel mettra un peu plus de temps, mais vous mènera à bon port. En France, le réseau a été si cannibalisé par la grande vitesse que l’usager en est désormais prisonnier, sans alternative si son train est annulé, et même, dans le cas des Ouigo, sans possibilité d’échange de son billet s’il rate son départ… Ce contexte génère du stress, et une moindre indulgence envers les retards.

Dans le cas des péages ferroviaires, la SNCF ne paie-t-elle pas de la main droite ce qu’elle récupère de la main gauche ?

L’architecture du système ferroviaire français est unique avec, depuis 2018, une séparation entre, d’un côté, SNCF Voyageurs et, de l’autre, SNCF Réseau, le tout coiffé par une holding. On a ainsi voulu garantir l’unité sociale de la SNCF, mais on a donné naissance à une structure bancale, qui engendre des coûts d’interface, des facturations complexes, et qui pose question dans un contexte d’ouverture à la concurrence. Comment SNCF Réseau peut-il être neutre vis-à-vis des autres opérateurs ? Et comment penser que ces deux entités de la SNCF, normalement étanches d’un point de vue comptable, ne portent pas des intérêts communs ? L’ambition de SNCF Voyageurs, c’est la profitabilité. Celle de SNCF Réseau aussi, mais cela devrait être surtout l’usage maximal du réseau ferroviaire français, pour des raisons à la fois sociales, économiques et environnementales. Ce ne serait pas forcément à l’avantage de SNCF Voyageurs, ce qui montre l’ambiguïté du système actuel.

L’image du train s’est-elle dégradée ?

Il y a une atmosphère qui n’est pas extrêmement favorable à la SNCF. D’abord parce que même si la « gréviculture » a beaucoup diminué, elle s’est concentrée désormais sur des moments vus par les Français comme sacrés, les vacances, ce qui génère de fortes tensions. Et deuxièmement, la SNCF a beaucoup de mal à assurer la régularité de ses trains. Quand l’entreprise elle-même met en avant 85 % de régularité, elle ne dit pas tout. Par définition, elle considère que les trains qui sont supprimés ne peuvent pas être en retard, puisqu’ils ne roulent pas ! Or les taux de suppression peuvent atteindre des niveaux très élevés et impacter fortement le quotidien. En décembre, par exemple, sur le RER C en région parisienne, presque un train sur dix avait été annulé. Cela crée, là encore, un problème de confiance envers l’entreprise, et par ricochet envers le train…

Face au défaut d’investissement dont souffre le train en France, est-il raisonnable de lancer les Serm (services express régionaux métropolitains) ?

Ils sont selon moi le nouvel horizon du ferroviaire, pour la mobilité des métropoles, à condition que l’on reste focalisé sur le développement de services et que l’on échappe à la tentation des grands chantiers budgétivores. Les métropoles ont vu leurs cœurs de ville fortement se développer depuis trente ans, au détriment des liens avec le grand périurbain. Il y a des réseaux de bus, des pistes cyclables, des tramways, mais, pour ceux qui viennent de plus loin, il y a surtout la voiture et les bouchons. Les Serm peuvent être l’occasion d’optimiser les infrastructures existantes en créant des gares intermédiaires, en évitant de faire de la gare principale un entonnoir où tout le monde arrive, en créant des interconnexions et de l’intermodalité avec des bus, des vélos, de l’autopartage, de telle sorte que les territoires périphériques soient désenclavés. C’est l’opportunité d’offrir un rebond d’accessibilité, indispensable si l’on veut contrer les votes extrêmes ou empêcher la naissance de mouvements comme les Gilets jaunes. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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