Ils ont tous les bras grand ouverts et le sourire fier. L’un tient une épée, un autre tape dans un ballon, un autre encore dévoile un torse musclé, un collier en or et une casquette sur le côté. Sur les dessins au feutre de cette classe élémentaire des Alpes-Maritimes, les garçons exhibent les codes habituels de la masculinité triomphante. Les filles, elles, arborent des jupes et des robes de fée, quand elles ne sont pas simplement allongées dans leur chambre à rêvasser. « C’est normal, les filles passent beaucoup de temps à s’occuper de leur peau et de leurs vêtements », clame Samir, sept ans. « Mais non, c’est un cliché de malade ! », lui rétorque la jeune Chiara. « Je connais des filles qui font du foot ou du BMX. Il y en a qui aiment les jeux de fille et d’autres qui aiment les jeux de garçon. » Diplomate, Abdel tente de réconcilier ses camarades : « Un garçon, c’est comme une fille, ça peut faire les mêmes choses. »

Depuis le début de la matinée, leur institutrice, Charlotte, a engagé un atelier autour des différences entre garçons et filles, afin de mettre en lumière les clichés déjà accolés à chaque sexe. « En maternelle, garçons et filles jouent encore ensemble, les différences de genre ne sont pas encore établies », explique cette professeur des écoles de 35 ans. « Mais dès le CE2, des stéréotypes apparaissent : les filles sont plus soigneuses, leur écriture est plus nette, tandis que les garçons se montrent plus brouillons, mais aussi plus inventifs. Les jouets commencent à être clairement répartis, les poupées d’un côté, les Lego de l’autre. Quant aux manuels scolaires, si des progrès ont été faits, ils gardent encore des traces d’un certain sexisme : devant un problème de maths, on montre toujours un garçon qui trouve la réponse… » Dans son école, près de Nice, d’autres inégalités perdurent, souvent petites mais révélatrices : les directeurs invariablement masculins, l’interdiction des jouets dans la cour, à l’exception des ballons en mousse, le dessin du terrain de foot, au milieu de cette même cour, qui offre l’espace de jeu central aux garçons. « On propose dès les premières années un modèle aux petits qui accorde une place prédominante aux garçons, tandis que les filles sont reléguées à la périphérie. »

La différenciation des sexes commence en réalité au sein du cocon familial, et ce dès la naissance, comme le rappelle la psychologue pour enfants Anne-Bénédicte Damon : « On dira plus volontiers d’une fille à la maternité qu’elle est mignonne et délicate, quand on insistera pour un garçon sur sa force ou ses traits marqués. Par la suite, leurs parents leur parleront différemment. En voiture, par exemple, on proposera à un petit garçon de compter les lapins au bord de la route, quand on dira à une petite fille : « Regarde les jolis lapins ! »

Pour cette praticienne, l’affirmation de la différence des sexes ne constitue pas un problème en soi – elle ne cache d’ailleurs pas sa perplexité devant des établissements comme l’école maternelle suédoise Egalia, ouverte en 2010, qui prône l’usage d’un pronom neutre pour désigner chaque enfant. « Il faut donner aux enfants des repères dans un monde constitué d’hommes et de femmes. Mais il ne faut pas que ces normes deviennent coercitives. J’ai eu dans mon cabinet un petit de huit ans qui jouait à un jeu autour des contes de fées. Il était terrorisé à l’idée qu’un de ses copains l’apprenne, car il n’aurait pas été regardé comme un vrai garçon. »

L’apprentissage de l’identité masculine collective, l’appartenance au groupe et l’adhésion à ses normes restent encore des notions essentielles à la construction des mâles, jusque dans leurs effets les plus nocifs. La sociologue Sylvie Ayral s’est par exemple penchée sur la question des punitions scolaires. Ses conclusions sont effrayantes : 80 % des élèves punis au collège sont des garçons, un chiffre qui grimpe encore en ce qui concerne les atteintes aux personnes. 

« On a longtemps mis ce goût de la transgression sur le compte de la nature masculine, mais la réalité est plus complexe », analyse l’auteur de La Fabrique des garçons (Puf, 2011). « Le passage par la case sanction relève en réalité d’un rite de virilité. Les garçons font exprès de se faire punir, car ils savent pouvoir en tirer des bénéfices secondaires en termes de popularité. C’est une conduite sociale qui leur permet de se distinguer des filles, jugées plus scolaires, plus obéissantes, et des garçons jugés efféminés, “pédés” ou “gonzesses”. Il s’agit de ne pas se soumettre, et encore moins à des femmes, qui constituent aujourd’hui la majorité des professeurs. » Les garçons préfèrent alors investir le sport ou les matières techniques, jugées plus viriles, tandis que leurs résultats scolaires connaissent un net déclin – même en maths, d’ordinaire chasse gardée masculine, les filles obtiennent désormais de meilleures notes au collège. 

Hors de l’école, la situation n’est, à vrai dire, guère plus réjouissante. Les dessins animés et les jeux vidéo restent très sexués, avec des références souvent violentes côté masculin. Et si les garçons et les filles se mélangent encore dans les centres de loisirs jusqu’à neuf ou dix ans, tout change à partir de la sixième, marquée par un effacement rapide de la mixité – avec, là encore, des inégalités frappantes. « Les municipalités se félicitent de construire des équipements pour les jeunes, mais le neutre masculin est trompeur : on devrait parler d’équipements pour les garçons », affirme ainsi Yves Raibaud, spécialiste de la géographie du genre et auteur de La Ville faite par et pour les hommes (Belin, 2015).

Des terrains sportifs aux skateparks, en passant par les lieux rock ou les ateliers de graff, les structures publiques de loisirs organisés se muent le plus souvent en « maisons des hommes », tournant autour d’un leader charismatique et excluant ouvertement les femmes. « On prétend souvent que celles-ci sont présentes dans ces lieux, mais notre paresse intellectuelle nous trompe : on ne compte pas les hommes, comme on ne compte pas les Blancs dans une foule, poursuit Yves Raibaud. En réalité, leur nombre stagne, et les pouvoirs politiques préfèrent naturaliser ce constat, en prétendant que les filles s’épanouissent mieux en intérieur, quand les garçons auraient besoin de se dépenser. Cette idée de canaliser la violence des jeunes garçons dans des activités positives est ancienne, il suffit de penser au scoutisme. Mais en réalité ce traitement finit par construire les problèmes qu’il prétend résoudre : la réunion de garçons entre eux suscite de l’excitation, de la violence, et finalement de l’exclusion, de l’homophobie et de la misogynie. »

Quant aux jeunes filles, leurs loisirs sont le plus souvent dévalorisés, quand ils ne sont pas tout simplement négligés par l’État, faute de subventions : sur quatre euros d’argent public dépensés pour les jeunes, trois le sont pour les garçons. « En 2014, l’année même où on a voté une TVA réduite sur les billets des matchs de foot, celle-ci était relevée à 20 % pour les centres équestres. Or ceux-ci sont fréquentés à 90 % par des jeunes filles ! En revanche, on subventionne allègrement les salles de hip-hop, les cityparks et autres lieux des “cultures masculines”. Notre société met un soin et un argent considérables pour s’assurer de la reproduction des modèles de genre. » 

Faut-il pour autant en conclure qu’aucune évolution n’est possible, que rien n’a changé depuis l’éducation brutale et belliqueuse du xixe siècle que décrivait l’historienne Anne-Marie Sohn dans son essai Sois un homme ! (Seuil, 2009) ? « Il y a quelques inflexions du côté de la paternité, souffle Sylvie Ayral, mais il ne faut pas se leurrer : les choses évoluent en réalité assez peu. Il suffit de regarder les catalogues de jouets de Noël pour constater que la division sexuelle subsiste encore clairement. » Et si la sociologue concède que de plus en plus de filles investissent des champs qui leur étaient jusque-là interdits, elle rappelle que l’inverse est encore loin d’être vrai. « Il existe encore une panique profonde de la société à l’idée de déviriliser les garçons. Beaucoup de parents seront tentés d’emmener leur petit chez un psy s’il préfère jouer à la poupée. Cela peut partir d’une bonne intention, de la peur qu’il souffre toute sa vie si jamais il devait être gay, ou bien hors des cadres virils. Mais ce faisant, ils perpétuent une norme qui génère beaucoup de douleur. Car derrière ce mot, “les garçons”, il n’y a souvent qu’un petit groupe de garçons dominants, tandis que les autres sont relégués aux marges, avec les filles. » Pour ceux-là, rétifs au règne viril, l’être mâle peut parfois se résumer à un vrai mal-être. 

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